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Dès l’aube, il entama sa transformation.
Il avait tout bien étudié pour réussir. Cela lui prendrait toute la journée, et il ne voulait pas risquer de manquer de temps. Il saisit le premier pinceau et le tint devant lui. Par terre, le magnétophone passait la cassette qu’il avait préparée, avec les tambours. Il regarda son visage dans le miroir. Puis il traça les premiers traits noirs sur son front. Il constata que sa main ne tremblait pas. Il n’était pas nerveux. Pourtant, c’étaient ses premières vraies peintures de guerre. Jusqu’à cet instant précis tout cela n’avait été qu’une sorte de fuite, sa manière à lui de se défendre contre toutes les injustices auxquelles il avait été sans cesse confronté. Mais maintenant, c’était la grande transformation, pour de bon. À chaque trait qu’il se peignait sur le visage, c’était comme un morceau de son ancienne vie qu’il laissait derrière lui. Il n’y avait plus de retour possible. Ce soir même, le temps du jeu serait définitivement révolu, il allait entrer dans la vraie guerre, celle où les gens meurent pour de bon.
La pièce était très fortement éclairée. Il avait soigneusement orienté les miroirs devant lui afin d’éviter qu’ils ne renvoient de la lumière. Dès qu’il était entré, il avait fermé la porte et vérifié une dernière fois qu’il n’avait rien oublié. Mais tout était là, comme prévu. Les pinceaux propres, les godets avec les couleurs, les serviettes et l’eau. Ses armes étaient disposées à côté du petit tour à bois, bien alignées sur un tissu noir. Les trois haches, les couteaux de différentes longueurs, et les bombes aérosol. Avant la nuit, il lui faudrait choisir parmi ces armes, c’était la seule décision qui lui restait à prendre. Il était impossible de les emporter toutes. Cependant il savait que la décision s’imposerait d’elle-même, une fois sa transformation entamée.
Avant de s’asseoir sur le banc pour commencer à se peindre le visage, il passa le bout de ses doigts sur le tranchant des haches et sur la lame des couteaux. Ils n’auraient pas pu être mieux aiguisés. Il ne résista pas à la tentation d’appuyer un peu plus le bout de son doigt sur un des couteaux. Il se mit tout de suite à saigner. Il essuya son doigt et la lame du couteau sur une serviette. Puis il s’assit en face des miroirs.
Les premiers traits devaient être noirs. C’était comme s’il se faisait deux profondes entailles sur le front, comme s’il s’ouvrait le cerveau pour le vider de tous ses souvenirs, de toutes les pensées qui l’avaient accompagné jusqu’à présent, qui l’avaient torturé et humilié. Ensuite, il passerait aux traits rouges et blancs, aux cercles, aux carrés, et, pour finir, aux ornements en forme de serpent sur les joues. De sa peau blanche, on ne verrait plus rien. Il aurait alors enfin achevé sa transformation. Il se réincarnerait sous la forme d’un animal, et il ne parlerait plus jamais comme un être humain. Il se dit qu’il n’hésiterait pas à se couper lui-même la langue si jamais ça devenait nécessaire.
Sa transformation lui prit toute la journée. Il fut prêt vers six heures du soir. Il avait fini par se décider pour la plus grande des trois haches. Il l’enfonça dans l’épaisse ceinture qu’il s’était nouée à la taille. Les deux couteaux y étaient déjà accrochés dans leurs fourreaux. Il jeta un regard circulaire dans la pièce. Il n’avait rien oublié. Les bombes aérosol étaient au fond des poches intérieures de son blouson de cuir.
Il regarda son visage une dernière fois dans le miroir. Il frissonna. Ensuite il mit doucement son casque de moto, éteignit la lumière et quitta la pièce, pieds nus, comme il était venu.
*
À vingt et une heures cinq, Gustaf Wetterstedt baissa le son de la télévision et décrocha le combiné du téléphone pour appeler sa mère. C’était un rituel quotidien. Depuis qu’il avait quitté son poste de ministre de la Justice, et qu’il avait abandonné toute activité politique, voilà plus de vingt-cinq ans, c’était toujours avec déplaisir et dégoût qu’il regardait les actualités télévisées. Il ne pouvait se résoudre à ne plus en être acteur. Pendant les nombreuses années où il avait été ministre, il était une personnalité de premier plan, on le voyait au moins une fois par semaine à la télévision. Il avait veillé à faire enregistrer en vidéo par une secrétaire toutes ses interventions filmées. Les cassettes étaient maintenant rangées dans son bureau où elles occupaient un pan de mur entier. Il lui arrivait de les regarder. Il éprouvait une satisfaction sans cesse renouvelée à constater que, durant sa longue carrière de ministre de la Justice, il n’avait jamais perdu pied devant une question inattendue, voire perfide, d’un journaliste mal intentionné. Il se souvenait encore, avec un profond mépris, de la peur que nombre de ses collègues avaient des journalistes de télévision. Ils s’étaient bien trop souvent mis à bafouiller, s’emmêlant dans des contradictions dont ils n’arrivaient plus à se dépêtrer. Mais lui, personne ne pouvait le piéger. Les journalistes n’avaient jamais eu le dessus. Ils n’étaient jamais parvenus non plus à trouver la moindre piste de son secret.
Il avait allumé la télévision à vingt heures pour voir le résumé de l’actualité au début du journal télévisé. Il baissa le son. Il rapprocha le téléphone et appela sa mère. Elle était encore très jeune quand elle l’avait mis au monde. Elle avait quatre-vingt-quatorze ans maintenant, elle avait toute sa tête, et elle était pleine d’une énergie inutilisée. Elle vivait seule dans un grand appartement au centre de Stockholm. Chaque fois qu’il décrochait le combiné et qu’il composait le numéro, il espérait qu’elle ne répondrait pas. Il avait lui-même plus de soixante-dix ans et commençait à craindre qu’elle ne lui survive. Il n’y avait rien qu’il souhaitât plus que la mort de sa mère. Il serait enfin tout seul. Il n’aurait plus à l’appeler, il aurait vite oublié à quoi elle ressemblait.
Il écouta le téléphone sonner. En attendant, il regardait le présentateur muet. Au bout de la quatrième sonnerie, il commença à espérer qu’elle était enfin morte. Puis il entendit sa voix. Il adoucit la sienne pour lui parler. Il lui demanda comment elle allait, si la journée s’était bien passée. Maintenant qu’il lui fallait bien admettre qu’elle était encore en vie, il voulait mettre fin le plus vite possible à la conversation.
Il raccrocha et resta assis, la main sur le combiné. Elle ne va pas mourir, se dit-il. Elle ne mourra pas, sauf si je la tue.
Il resta assis dans la pièce silencieuse. On n’entendait que le bruit de la mer et une mobylette qui passait dans le voisinage. Il se leva du canapé et se dirigea vers la grande baie vitrée qui donnait sur le rivage. Le coucher de soleil était très beau, très calme. La plage, au bout de son grand jardin, était déserte. Les gens sont devant leur télévision, se dit-il. Autrefois, ils pouvaient me voir prendre les journalistes à la gorge. J’étais ministre de la Justice. J’aurais dû être premier ministre. Mais ça ne s’est jamais fait.
Il tira les lourds rideaux, et vérifia qu’ils étaient bien fermés. Il avait beau essayer de vivre le plus anonymement possible dans cette maison située à l’est d’Ystad, il lui arrivait d’être épié par des curieux. Vingt-cinq ans après sa démission, on ne l’avait pas encore complètement oublié. Il alla dans la cuisine prendre une bouteille Thermos et se versa une tasse de café. Il avait acheté cette Thermos au cours d’une visite officielle en Italie à la fin des années soixante. Il avait le vague souvenir de s’y être rendu pour discuter des mesures à prendre pour empêcher l’extension du terrorisme en Europe. La maison regorgeait de souvenirs de sa vie d’autrefois. Il s’était souvent dit qu’il devrait tout jeter. À la fin, même l’effort de tout jeter lui avait paru inutile.
Il retourna s’asseoir sur le canapé, sa tasse de café à la main. Il éteignit la télévision avec la télécommande. Assis dans l’obscurité, il songea à la journée qui venait de s’écouler. Le matin, il avait eu la visite d’une journaliste d’un grand mensuel, qui faisait un reportage sur les gens célèbres et leur vie de retraités. Pourquoi elle avait voulu le voir, justement lui, il n’était pas arrivé à le savoir. Un photographe l’accompagnait, et ils avaient pris des clichés sur la plage et dans la maison. Il avait décidé à l’avance d’apparaître comme un vieil homme plein de douceur et de tolérance, menant une existence des plus heureuses. Il vivait très isolé pour pouvoir méditer et il avait laissé échapper, avec un détachement feint, qu’il songeait à écrire ses mémoires. La visiteuse, âgée d’une quarantaine d’années, avait été impressionnée, et lui avait manifesté un respect plein de déférence. Il avait ensuite accompagné la journaliste et le photographe à leur voiture, et leur avait fait des signes d’adieu quand ils avaient démarré.
Il constata avec satisfaction qu’il avait évité de dire quoi que ce soit de vrai pendant l’interview. C’était une des rares choses qui l’intéressaient encore. Trahir sans être découvert. Répandre des leurres et des illusions. Ses nombreuses années d’activité politique l’avaient convaincu que la seule chose qui subsiste est le mensonge. La vérité habillée en mensonge, ou le mensonge déguisé en vérité.
Il finit lentement son café. Il se sentait parfaitement bien. Le soir et la nuit étaient les meilleurs moments de la journée. Les moments où les pensées s’estompaient, les pensées qui tournaient autour de tout ce qui avait été, et de ce qu’il avait perdu. Cependant personne n’avait pu lui dérober l’essentiel. Son plus grand secret, celui que personne ne connaissait en dehors de lui.
Parfois, il se voyait comme une image dans un miroir qui aurait été à la fois concave et convexe. Sa personnalité avait la même ambiguïté. Les gens n’en avaient jamais vu que la surface, le juriste habile, le ministre respecté de la Justice, le doux retraité qui se promenait le long de cette plage de Scanie. Personne n’avait deviné qu’il était son propre double. Il avait serré la main de rois et de présidents, il s’était incliné en souriant, tout en pensant en son for intérieur : si vous saviez qui je suis en réalité et ce que je pense de vous. Quand il se trouvait devant les caméras de télévision, il avait toujours cette pensée — si vous saviez qui je suis en réalité et ce que je pense de vous — à la surface de sa conscience. Mais personne ne l’avait jamais compris. Son secret : sa haine et son mépris pour le parti qu’il représentait, les points de vue qu’il défendait, la plupart des gens qu’il rencontrait. Son secret resterait scellé jusqu’à sa mort. Il avait scruté le monde dans ses moindres recoins, il en avait compris toute la vanité, il avait vu l’insignifiance de l’existence. Mais personne ne savait ce qu’il pensait, et il en serait toujours ainsi. Il n’avait jamais ressenti le besoin de faire partager ce qu’il avait vu, ce qu’il avait compris.
Il ressentait un bien-être croissant à la pensée de ce qui allait se passer. Le lendemain, ses amis viendraient ici juste après vingt et une heures, dans la Mercedes aux vitres teintées. Ils entreraient directement dans son garage, il attendrait ses visiteurs dans la salle de séjour, tous rideaux fermés, exactement comme maintenant Il remarqua que son impatience grandissait dès qu’il se mettait à imaginer à quoi ressemblerait la fille qu’ils lui livreraient cette fois-ci. Ces derniers temps, il l’avait signalé, il y avait eu trop de blondes. Il y en avait eu aussi de trop vieilles, âgées de plus de vingt ans. Maintenant, il avait envie d’une fille plus jeune, une métisse de préférence. Ses amis attendraient dans la cave, où il avait installé une télévision, pendant qu’il emmènerait la fille dans sa chambre à coucher. Penser au lendemain l’excita et il se leva et se rendit dans son bureau. Avant d’éteindre la lumière, il ferma les rideaux. Il lui sembla un court instant apercevoir une ombre sur la plage. Il retira ses lunettes de soleil et regarda, les yeux mi-clos. Il était arrivé que des promeneurs nocturnes s’attardent juste devant son jardin. Il s’était aussi avéré nécessaire d’appeler la police d’Ystad parce que des jeunes faisaient du tapage autour d’un feu de camp. Il avait de bonnes relations avec la police d’Ystad. Elle venait aussitôt expulser les gêneurs. Jamais il n’aurait imaginé les contacts et les relations que lui avait apportés son poste de ministre de la Justice. Tout d’abord, il avait appris à comprendre la mentalité particulière qui régnait dans la police suédoise. Il s’était méthodiquement employé à se faire des amis aux points stratégiques de la machine juridique suédoise. En outre, tous les contacts qu’il avait pu avoir dans le monde du crime s’étaient également révélés importants. Il existait des criminels intelligents, aussi bien des individus isolés que des dirigeants de gros syndicats du crime, et il s’en était fait des amis. Même si beaucoup de choses avaient changé ces vingt-cinq dernières années, depuis qu’il n’était plus ministre, il tirait toujours un grand profit de ses anciennes relations. En particulier de ses amis qui lui assuraient chaque semaine la visite d’une fille de l’âge souhaité.
L’ombre sur la plage n’avait été qu’une illusion. Il replaça les rideaux correctement et ouvrit un des tiroirs du bureau qu’il avait hérité de son père, le redouté professeur de droit. Il sortit un dossier à la somptueuse reliure, le posa sur le bureau et l’ouvrit. Lentement, presque avec recueillement, il feuilleta sa collection d’images pornographiques des premières années de la photographie. Son plus vieux cliché était un objet rare, un daguerréotype de 1855 acheté autrefois à Paris. La photo représentait une femme nue qui étreignait un chien. Sa collection était célèbre dans le cercle restreint, mais inconnu du reste du monde, des gens qui partageaient sa passion. Sa collection de photos de Lecadre des années 1890 n’avait pas d’égale, hormis celle que possédait un vieux magnat allemand de la métallurgie. Il feuilleta lentement son album. Il s’attarda plus longtemps sur les photos où les modèles étaient très jeunes et où l’on voyait à leurs yeux qu’elles étaient sous l’emprise de drogues. Il avait souvent regretté de ne pas s’être mis lui-même à la photographie. S’il l’avait fait, il aurait été aujourd’hui en possession d’une collection unique.
Quand il eut parcouru tout l’album, il le remit dans le tiroir qu’il ferma à clé. Ses amis lui avaient juré qu’à sa mort ils proposeraient les photos à un antiquaire de Paris spécialisé dans ce genre de commerce. Le produit de la vente irait ensuite alimenter la fondation pour les jeunes juristes dont la création serait alors annoncée officiellement.
Il éteignit sa lampe de bureau et resta assis dans la pièce obscure. Le bruit de la mer était très lointain. Il lui sembla à nouveau entendre une mobylette qui passait dans le voisinage. Il avait encore du mal à se représenter sa propre mort, bien qu’il eût plus de soixante-dix ans. À deux reprises, lors de voyages aux États-Unis, il avait obtenu, de manière anonyme, la permission d’assister à des exécutions, la première fois sur la chaise électrique, la seconde fois dans une chambre à gaz, technique déjà en désuétude à l’époque. Voir des êtres mis à mort avait été pour lui une expérience étrange, agréable. Mais sa propre mort, il n’arrivait pas à se la représenter. Il alla dans la salle de séjour et se servit un petit verre de liqueur dans le bar. Il était presque minuit. Avant d’aller se coucher, il ne lui restait plus qu’à faire une courte promenade au bord de la mer. Il mit un blouson, enfila une paire de sabots usés et sortit de la maison.
Dehors, le vent était tombé. Sa maison était tellement isolée qu’on ne distinguait même pas les lumières des voisins. Les voitures qui roulaient vers Kåseberga faisaient un grondement sourd. Il suivit le sentier qui traversait son jardin vers la barrière donnant sur la plage. À sa grande irritation, il vit que la lampe du poteau à côté de la barrière ne fonctionnait plus. La plage l’attendait. Il chercha ses clés et ouvrit le portail. Il descendit vers la mer et s’arrêta juste à la limite de l’eau. Il n’y avait pas une vague. Au loin sur l’horizon, il vit les lumières d’un bateau qui se dirigeait vers l’est. Il déboutonna sa braguette et urina dans l’eau tout en continuant à imaginer la visite du lendemain.
Sans avoir rien entendu, il sut aussitôt qu’il y avait quelqu’un derrière lui. Il se figea et sentit la peur le saisir. Puis il se retourna brusquement.
L’homme ressemblait à un animal. Il était en short et torse nu. Saisi d’une terreur hystérique, il regarda son visage. Il n’arrivait pas à se rendre compte s’il était déguisé ou s’il se dissimulait derrière un masque. L’individu avait une hache à la main. La main qui tenait le manche était très petite, l’homme le faisait penser à un nain.
Puis il cria et commença à s’enfuir en courant, vers le portail du jardin.
Il mourut à l’instant précis où le tranchant de la hache coupa son dos en deux parties, juste en dessous des omoplates. Il ne vit pas l’homme qui était peut-être un animal se mettre à genoux et lui faire une entaille au front pour, ensuite, lui arracher d’un coup brusque une grande partie des cheveux et de la peau du crâne.
Minuit venait de sonner.
C’était le mardi 21 juin.
Une mobylette solitaire démarra non loin de là. Le bruit s’estompa aussitôt.
Tout redevint très calme.